S’attacher à la Terre

Article rédigé en 2016 pour Le Philotope (n°12, « MaT(i)erre(s) », à paraître). La version présentée ici a été enrichie de quelques notes a posteriori (signalées par des lettres majuscules entre accolades), qui reviennent sur des termes pouvant ne pas être familiers au lecteur, ou prolongent certains points. Ceux qui souhaiteraient citer formellement cet article trouveront ici un lien BiBTeX.

à Marie Cardi {A}

0 – L’architecture à l’état gazeux

L’architecture est un art terrestre. Elle l’est semble-t-il à double titre, puisque si son unique lieu est la Terre, c’est encore à celle-ci qu’elle emprunte l’ensemble de ses matières. Lors l’architecte serait, comme naturellement, porté vers le terrestre. Or il semble, notamment depuis un siècle, que l’imaginaire architectural a épousé la cause d’un vide nommé espace, conçu comme atmosphère et lieu d’une vision. Il est vrai qu’en se redéfinissant comme jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière 1, l’architecture a pu désobéir à ses traditions, et revendiquer une présence irréductible à la technique ou aux styles. La question demeure cependant de savoir si, ce faisant, elle ne risque pas de n’être touchée que du regard, et d’oublier qu’il faut, avant de s’épanouir sous quelque lumière que ce soit, s’ancrer au sol.

En effet, La valorisation du spatial a dû, en quelque sorte par définition, s’aider d’une dévalorisation du matériel. À cet égard, Bachelard note avec justesse la nécessité, pour toute valeur, d’être conquise sur une anti-valeur 2. Ainsi, l’action mondificatrice a-t-elle, par exemple, son moment initial dans l’exacerbation de l’immonde. Et de même, le projet de tuer la rue-corridor ! ne se présentait-il pas comme mondification ? L’hygiène et la santé morale, écrit Le Corbusier, dépendent du tracé des villes. Sans hygiène ni santé morale, la cellule sociale s’atrophie. 3 L’espace-atmosphère – le plus "humaniste" de tous, puisque c’est en lui que l’action humaine s’éploie avec le moins d’entraves – devait, jusque dans l’ornement, défier une matière qui étouffe et engonce. Mais n’était-ce pas là mettre un peu vite de côté l’impérative matérialité des corps, et de même leurs nuances ?

La matière, jugée peut-être trop évidente ou trop contingente, semble aujourd’hui plus que jamais abandonnée à la technique. Il faut certes que les édifices tiennent, mais il importe surtout qu’ils (dé)montrent, et l’on entend peu parler de matière, sinon vaincue par l’ingénieur ou réinventée par le chimiste. Du reste, la prééminence croissante des réglementations thermiques, bien qu’elle réponde à de très réels dangers, semble à son corps défendant contribuer à un recul du terrestre, tout édifice devant maintenant prouver qu’il enclot un volume d’air ayant la température, l’étanchéité et le taux de carbone adéquats.

On objectera que les siècles se choisissent l’imaginaire qu’ils veulent {B}, et que la chose a une incidence bien relative. Mais si l’on peut fermer le livre ou retirer le casque, plus difficile est de quitter sa maison, sa ville et, avec elles, sa vie. Ainsi l’architecture est-elle le plus matériellement invasif des arts, donc le plus réel. Par conséquent, s’attacher à sa part terrestre – à ses pleins plutôt qu’à ses vides – revient à s’attacher à la réalité même, et avec celle-ci à ce que Freud a nommé son principe {C}, à savoir une inéluctable résistance. Pour les terriens que nous sommes encore, embrasser cette dernière relève alors d’un amor fati {D}. C’est pourquoi il nous importera d’abord ici de revenir à la Terre comme valeur, c’est-à-dire de nous y attacher d’un matérialisme passionné 4, comme attachent la loyauté – ou l’amour.

1 – La réponse de la Terre

Bachelard, dans les ouvrages qu’il consacre à la Terre, soutient que celle-ci a comme premier caractère une résistance. Les autres éléments, poursuit-il, peuvent bien être hostiles, mais ils ne sont pas toujours hostiles. […] La résistance de la matière terrestre, au contraire, est immédiate et constante. Si, devant les spectacles du feu, de l’eau du ciel, la rêverie […] n’[est] en aucune manière bloquée par la réalité, la Terre, elle, se donne comme matière toujours rebelle, primitivement rebelle 5. Ainsi les autres éléments s’offrent-ils pour et par le regard. Matières autant qu’événements, ils ne semblent prendre parti que par accident. L’Eau rafraîchit ou noie, l’Air caresse ou déracine, le Feu éclaire ou incendie.

La Terre, toujours, résiste.

Elle est, selon la belle formule d’Hésiode, un séjour à jamais infrangible 6. Et elle ne se meut ni n’est en repos, ajouterons-nous avec Husserl, car c’est d’abord par rapport à elle que mouvement et repos prennent sens 7. Si en effet les corps peuvent s’y mouvoir ou y reposer, il existe toujours, dans leur repos, la possibilité d’un mouvement. Or l’immobilité de la Terre est plus profonde, plus essentielle que celle d’un corps qui, simplement, repose {E}. Matière autant que lieu, la Terre jamais-mobile est la condition de possibilité de tout événement. Le temps où se meut sa surface n’est pas de dimension humaine, et le sens commun ne s’y trompe d’ailleurs que de peu, pour qui les montagnes ne se rencontrent pas. Il n’est d’événements proprement terrestres que rares et catastrophiques {F}. L’idée paradoxale d’une rébellion première s’explique, quant à elle, par le fait que la résistance de la Terre, bien que seconde dans le réel – puisqu’il faut agir pour, c’est-à-dire avant de la rencontrer – est si constante et univoque qu’elle en paraît former l’être même. Mais si la rêverie terrestre semble bloquée par le réel, c’est parce que, plus que toute autre, elle a celui-ci pour origine, et qu’elle s’en fonde moins dans la déformation que dans la répétition.

La Terre, toujours, répond.

Sa réponse, si elle est univoque, n’est par uniforme. Dur et mou, écrit, Bachelard, sont les premiers qualificatifs que reçoit la résistance de la matière 8 Ils sont les extrema d’une dialectique d’invitation et d’exclusion 9 qui se donne dans et par l’agir. Ainsi la main doit-elle compléter par le tact et par la prise la perception des apparences 10 car, seule, elle sait que l’objet est habité par le poids, qu’il est lisse ou rugueux 11, et que surface, volume, densité, pesanteur ne sont pas des phénomènes optiques. Embrasser le terrestre revient dès lors à saisir un monde entier, c’est-à-dire pourvu de l’ensemble de ses qualités, aussi bien que de sa négativité. Mais cette dernière est moins clôture que déploiement. Sur Terre, l’être sentant trouve non seulement son contour – frontière du soi –, mais aussi une profondeur. Outre la peau, le contact des matières spécifie l’ongle, le muscle et l’os comme structure différenciée de forces et de résistances. Et si les mythes de l’Occident {G} de l’humain 12 insistent tant sur une origine terreuse, n’est-ce pas précisément parce que c’est dans et par la résistance terrestre que celui-ci prend forme(s) ?

2 – Le labeur du marcheur

Par ailleurs, contrairement à ce que la physique newtonienne invita à rêver 13, tout mouvement sur Terre se donne d’abord à l’être sentant non comme état, mais comme activité. Ainsi la pesanteur et les frottements de l’espace terrestre imposent-ils, à chaque pas, de réitérer à la fois une impulsion motrice et un ensemble complexe d’opérations d’équilibre {H}. À l’inverse, seule l’impesanteur permet, à partir d’une impulsion initiale, l’expérience réelle d’un être-mobile, c’est-à-dire d’une pure translation {I}. Et si les déplacements véhiculés offrent des expériences approchantes, nous observerons qu’ils n’ont pas encore aboli la marche. Les trajets quotidiens de chacun, bien qu’ils soient de plus en plus interstitiels – confinés à l’intérieur d’édifices ou entre divers véhicules –, procèdent encore d’un bégaiement s’effectuant à vitesse animale 14.

Se mouvoir sur Terre s’apparente donc à un labeur qui, du fait qu’il met aux prises avec une résistance infinie, ne peut être pensé sans les notions d’effort et de fatigue. Ces derniers participent à une in-formation é-laborée de l’être, au double sens où ils émanent du labeur de celui-ci et sont toujours déjà structurés. En effet, tout effort est, pour une partie spécifique du corps, plus qu’une simple exertion – étant toujours (in)formé d’une direction et d’une quantité spécifique de force. La fatigue, pour sa part, informe l’être en tant qu’indice de la nécessité du repos, et aussi bien prescrit ce qui, du corps, doit être reposé.

Aussi le faire, du point de vue empirique de l’homo faber, semble plus propre à penser le se-mouvoir dans ses conditions terrestres réelles que toute métaphore physicienne. Travail et trajet ont en effet en commun d’être des itérations patientes. De même que l’ouvrier, par ses percussions, dégangue la forme d’une matière qui est comme une voile 15, le marcheur, par son piétinement, rogne l’espace qui le sépare des êtres et des choses et, par là même, les révèle {J}. Tous deux affrontent une épaisseur où se forme une intelligence des forces 16 animée par la question : Comment prendre contact ? 17. On comprend dès lors mieux la parenté soutenue par Leroi-Gourhan entre l’outil – qui prête aux mains sa dureté ou son tranchant et l’édifice, en tant que tous deux participent d’une enveloppe 18 par laquelle l’être cherche à s’attacher à la Terre.

3 – Le construire comme attachement

Un passage de Laugier permet de saisir le construit comme cette enveloppe attachante. On y lit qu’un homme, dans sa première sans autre secours [et] sans autre guide que l’instinct 19, se cherche une lieu de repos. Il croit trouver celui-ci auprès d’un tranquille ruisseau, où une pelouse semble l’inviter. Le point de départ de ce récit est la fatigue ou, plus précisément, un caractère fatigant de la Terre. S’il est vrai que cette dernière se montre en l’espèce accueillante, c’est d’abord son âpreté qui a fait désirer à l’homme le repos. En effet, la fatigue est ici plus qu’un mobile contingent – elle est fondatrice. Et elle est, en quelque sorte, nécessaire et suffisante, puisqu’une fois étendu, ayant répondu à son premier et seul besoin, l’homme de Laugier ne désire rien.

Du moins jusqu’à ce qu’à la longue, l’ardeur du soleil le brûle 20, et qu’à sa fatigue initiale s’ajoute la chaleur. Dès lors il lui faut, pour se protéger, plus que sa seule peau. C’est pourquoi il court vers une forêt qui lui offre la fraîcheur de ses ombres. Mais alors tombe une pluie effroyable, dont les feuillages clairsemés ne peuvent le protéger. L’homme doit se mettre au sec, si bien que ce sont maintenant trois besoins qui le tenaillent. Il se glisse donc dans une caverne qu’il aperçoit, mais l’air qu’il respire dans les ténèbres de celle-ci est malsain. C’est alors seulement qu’accablé, il se résout à construire, c’est-à-dire à suppléer, par son industrie, […] aux négligences de la nature.

Aussi entreprend-il de se faire une demeure qui le couvre sans l’ensevelir 21, avec un toit de feuilles assez serrées pour que ni le soleil, ni la pluie ne puissent y pénétrer. Enfin, contre le froid et le chaud […] il rempli[t] l’entre-deux des piliers, se trouvant ainsi garanti. Cette maison supposée première se présente d’abord comme assemblage – ou attachement – d’éléments donnés par l’expérience des rigueurs de la nature. L’homme de Laugier a acquis, dans son errance à travers des lieux presque propices, ce que J. Sauvan nomme une connaissance d’Antée, c’est-à-dire tenant toute sa puissance de la terre, du réel 22. Ses tribulations, non seulement lui enjoignent de construire, mais aussi bien prescrivent, en quelque sorte en creux, les qualités de ce qu’il construira. Dès lors, sa maison semble se constituer, selon la formule de Bachelard, comme un contre-univers, un univers du contre 23.

Toutefois, bien que sa fatigue ait pour origine la Terre, ce n’est pas de cette dernière qu’il cherche à se protéger. Les éléments – architecturaux – dont il s’enveloppe sont avant tout des contre-mesures aux événements climatiques – ou élémentaux – que sont le soleil (Feu), la pluie (Eau) et le vent (Air). S’il construit contre ces derniers, c’est moins pour (re)nier le monde qu’afin d’assurer que son repos y sera non seulement possible, mais encore durable {K}. Par conséquent, mur et toit sont pour lui moins des fins que des moyens, car c’est avant tout à l’immobilité – terrestre – du repos qu’il aspire. Dès lors, le construire – s’il est du moins vu comme accueil de l’activité et du repos – peut être pensé comme cet attachement, non seulement de "parties" entre elles, mais encore de celles-ci à la Terre elle-même.

Une Terre où il s’agit de se fonder aussi bien que de se fondre, et dont on espère, à l’image d’Antée, partager la force.