Le bosquet de fer

J’ai retrouvé dans mes archives un texte écrit en 2006, dans le cadre du cours de première année de Michel Perloff. Je dois beaucoup à cet homme, qui m’a fait découvrir Gaston Bachelard, et appris que les arbres pouvaient danser. Ce petit texte est un peu maladroit, bien sûr, et par endroits un peu verbeux, mais j’ai pour lui une grande tendresse. Malheureusement, les photos qui l’accompagnaient sont perdues… Je dédie donc ce fragment à ceux qui, consciemment ou non, ont été pour moi, comme pour les arbres dont il sera question, un appui.

L’endroit ne se laisse pas découvrir facilement. Bien qu’aucune barrière n’en interdise l’accès, il faut se faufiler entre quatre géantes barres de béton pour le trouver. Il se peut même que son invisibilité le protège plus efficacement que n’importe quelle barrière physique. – Et voici : sur une plaine de dalles, un bosquet de fer.

De loin, il se révèle comme un amas de lignes : une structure compliquée, faite de poutres métalliques, de branchages et d’ombres, dans un désordre tel qu’on se demande qui tient qui. On croirait les entassements et les enlacements compliqués qui naissent dans les monticules d’ordures et de férailles. Parfois des édifices mirobolants y apparaissent, des prouesses physiques éphémères, que l’imagination cimente. – Les enchevêtrements fascinent, en particulier qui est coutumièrement épris d’ordre, d’équilibre, de mesure.

Ainsi en est-il dans les premiers instants. À mesure qu’on s’approche, les rôles se distribuent ; on distingue le bois de l’acier. Étrange construction qui a l’air de vouloir prêter main forte aux arbres. Et c’est semble-t-il avec une telle modestie, qu’elle voudrait se fondre dans les branchages, désolée de n’être pas plus torse. Sans complexe, elle offre un perchoir aux oiseaux du voisinage.

Les arbres reposent. Il n’en reste que les silhouettes. Mais le métal est vivant – hermétique dans ses formes, et pourtant vibrant, comme le signe d’un langage qu’on ne possède pas encore. Les points d’appui, si singuliers, voudraient être des branches. Et les panneaux rayés de brise-soleil, n’aspirent-ils pas au feuillage ? Ne cherchent-ils pas, par une multiplication de quinconces, à redevenir un fouillis ? La géométrie n’a pas encore réussi à dessiner le désordre.

Et c’est sans doute là l’irréductible naïveté de toute analyse. On croirait voir là un dessin d’enfant ; l’arbre fait de l’ombre ; il fait de l’ombre parce qu’avec ses bras, il retient les feuilles. Et de l’enfant à l’architecte, un pas seulement ; l’arbre peut être décomposé, fonctionnellement et plastiquement, en un ensemble de points d’appui supportant un dispositif de protection.

Ainsi a-t-on dessiné des bras d’acier. Et l’enfant se prend au jeu car enfin, il lui est impossible de déterminer avec certitude où s’arrête l’acier, et où commence l’arbre. Où s’arrête le point d’appui, et où commence le bras tendu.

De mesure il est question, car les branches de l’arbre d’acier gardent leur rationalité. Sans être aiguisé, l’œil devine les propriétés des triangles d’appui. On y sent presque affleurer les lignes de force. La ramure de l’arbre, ensuite, ramenée à un plan, à une juxtaposition de carrés coplanaires, comme on ramène le visage au trait de plume. Nous sommes bien en présence de signes : on veut dire l’arbre au moyen de lignes déployées dans l’espace.

Arbre simplifié, rongé jusqu’à n’être plus qu’une idée d’arbre (comme l’homme de Giacometti n’est plus qu’une idée d’homme). Marionnette d’arbre. Le bosquet de fer revendique les gestes de son modèle – supporter, abriter. Mais la marionnette supplée à l’arbre devenu famélique, le déborde, et en somme le manipule.

Sous les arbres ont été aménagés des bancs en rond. Ça et là, les racines des arbres crèvent les dalles qui ressemblent à des écailles. Des colonnes torses qui tiennent le ciel en respect. Par un artifice perspectif, on s’est arrangé pour que la plupart des bancs regardent en direction des immeubles les plus bas. On tourne le dos à un ensemble proche qui s’élève, mastodontique, et mange la moitié de l’horizon. Avant de pénéter le bosquet, cette masse inspirait un malaise ; comme si le corps pressentait toutes les contorsions nécessaires pour l’embrasser. C’était déjà un malaise géométrique. le malaise de la verticalité pure. Du pur mur. Or le bosquet, malgré son échelle modeste – à moins que ce ne soit précisément en vertu d’elle – distille un confort qui se veut débonnaire, sinon villageois. Le mur, pourtant tout proche, est aboli, dans sa muralité même.

Un esprit plus polémique voudrait éventer le stratagème. Après tout, il se peut que ce bosquet n’existe que pour faire oublier la violation d’échelle du grand mur. Mieux, le constructeur voudrait rendre disponibles les fonctions de l’arbre hors saison. – Mais c’était sans compter sur ces rêveries de méandres, et, à la belle saison, lorsque l’acier se retire dans le feuillage, sa mission acomplie, sur une rêverie d’ombres. Lieu planifié d’un délassement, d’un relâchement physique (on offre gracieusement une place assise), ou excuse, le bosquet manque son but – et tout à la fois il l’atteint, le dépasse même. Inopinément, il redevient l’encoignure où l’on se terre ; on l’où s’est terré toute sa vie. L’arbre.